Histoire

Contexte de l’après-guerre

La seconde guerre mondiale constituera un traumatisme individuel et collectif sans précédent et marquera ainsi un véritable temps d’arrêt dans la création artistique.  Au niveau plus spécifique du Japon, le choc de la bombe atomique, à Hiroshima et Nagasaki en Août 1945, provoquera une profonde remise en cause des valeurs et de l’art – ce qui poussera inexorablement et globalement les artistes à se réinventer.  L’idée dominante était donc de repartir à zéro comme si la peinture n’avait jamais existé!

Ainsi le Japon, dans les décennies qui suivront la guerre, connaîtra une période d’expansion incroyable.  Les artistes de cette époque faste répondront aux nombreux changements sociaux par un esprit créatif et impérieux – lequel était ouvert aux mouvements expérimentaux et aux nouvelles tendances abstraites matérialistes.  En tant que telle, l’abstraction japonaise « avant-gardiste » d’après-guerre venait d’une combinaison de forces qui étaient inhérentes au Japon: d’une part, un esprit « affirmé » de révolte et d’expérimentation; et d’autre part, un retour paradoxal à la « source » – avec la prise de conscience tardive que la « révolution artistique occidentale » était en réalité fondée sur des principes issus d’anciennes traditions japonaises.  En conséquence, les artistes japonais découvriront au milieu des années 1960 que leurs efforts pour imiter les artistes occidentaux les avaient tout simplement ramenés à une reconnaissance plus « mûrie et aboutie » de leur propre tradition esthétique.  A titre d’exemple, les écheveaux de peinture en boucles tourbillonnantes de Jackson Pollock ont bel et bien généré une emphase calligraphique florissante dans l’art occidental contemporain.  Mais ce qui pour Pollock et ses descendants apparaissait comme un dispositif « d’énergie libérée » représentait déjà pour les japonais – et ce depuis des siècles – un système d’harmonisation de symboles graphiques mêlés à une pensée philosophique. Dans ce contexte prolifique de l’après-guerre, nombreux seront les artistes japonais qui dès la fin des années 1940 décideront de s’exiler en France (à Paris en particulier) – tantôt installés définitivement, tantôt repartis au Japon après avoir circulés entre l’Europe et les Etats-Unis.  En effet, pour ceux de ces jeunes peintres japonais qui feront le choix de la France – à l’instar d’autres plus anciens dès la fin du XIXème siècle – il s’agira soit d’étudier dans les écoles d’art parisiennes soit d’exposer dans les foires d’art réputées de l’époque (ex. La Biennale de Paris où dès 1959 des artistes japonais seront invités).  En parallèle, l’Italie (et à Milan en particulier) connaîtra également dans l’après-guerre une période artistique fertile autour notamment de la sculpture – grâce à la présence et l’enseignement d’illustres professeurs tels que Lucio Fontana et Marino Marini.  La capitale lombarde – qui prendra de fait le chemin de l’abstractionnisme au début des années 1960 – deviendra dès lors un pôle d’attraction international, y compris pour beaucoup d’artistes japonais qui quitteront le Japon pour s’y installer.

Avant-gardes japonaises

A partir des années 1950, en pleine période de reconstruction économique et culturelle, apparaît soudainement, et non sans surprise, une peinture japonaise « actuelle ».  Le Japon s’éveille donc à une conscience nouvelle de soi et cesse de penser « occidental » – considérant dès lors sa tradition nationale avec un autre regard.  Il lui fallait en effet trouver un langage nouveau, plus direct et plus entier – une expressivité nouvelle qui ne se satisfaisait plus des systèmes stylistiques d’avant-guerre, aussi « progressifs » fussent-ils (ex. surréalisme ou abstraction géométrique).  Les artistes réunis ici (par ex. Gutaï, Informel, ou encore de la Nouvelle École de Paris) témoignent parfaitement de l’existence de ces nouveaux courants avant-gardistes japonais, qui, au lendemain de la guerre, avaient fait de Tokyo, Osaka mais aussi indirectement New York, Milan, Turin ou encore Paris (où la communauté japonaise n’a jamais cessé de croître) des scènes artistiques internationales, à la fois incontournables et ô combien inégalables.  Ces artistes expriment donc la force de cet art japonais qui mêle des traditions ancestrales à un souhait profond de changer les mœurs de leur société au profit d’un individualisme inspiré directement des américains qui occupèrent le Japon de 1945 à 1951.

A titre de référence, le mouvement Gutaï (Gutaï Bijutsu Kyōkai – 具体美術協会 – « Association pour l’art concret ») est né de la table rase laissée par les attaques nucléaires américaines au Japon.  Loin de la capitale du pays, dans la province du Kansai, des jeunes artistes avaient la volonté de créer un art complètement neuf et iconoclaste qui n’obéissait en rien aux lourdes traditions du Japon ou de l’art occidental.  Dans son manifeste, le fondateur du mouvement, Jiro Yoshihara (1905-1972), explique: « L’art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière, il lui donne vie ».  De fait, les œuvres dites Gutaï doivent être de véritables explosions sensorielles car, à l’instar du « dripping » de Jackson Pollock (dès 1947), c’est l’acte même de peindre qui devient un moyen d’expression!

Le fer de lance de Gutaï est donc l’originalité dans l’expressionnisme abstrait.  Le nom même du groupe qui veut dire « tangible » traduit une quête de nouveaux moyens d’expression visant à totalement dépasser les pratiques d’art déjà connues.  Et c’est donc dans les matériaux naturels que le mouvement trouvera sa principale source de création (voir par ex. parmi nos artistes Tsuyoshi Maekawa ou Senkichiro Nasaka).  Ce mouvement réussira ainsi à faire de nombreux émules parmi les jeunes artistes japonais qui appartiennent au même moment au mouvement de l’Art Informel (voir par ex. parmi nos artistes Toshio Arai ou Toshimitsu Imaï – lesquels s’inspirent tout autant des matériaux « Gutaï » qu’à une gestualité « informelle » qu’ils associent à une pratique traditionnelle de l’art japonais).

Un peu différemment, des artistes comme Hisao Domoto ou Yasse Tabuchi sont plus aquatiques dans leur vision du paysage traditionnel japonais, atteignant ainsi une touche abstraite à la fois plus vive et plus nerveuse.  Autre référence de taille, Key Sato – qui est un artiste dit « terrien », à la matière dense et intérieurement structurée – a retrouvé d’instinct, la perspective en surplomb des peintures historiques de l’époque Kamakura (1185-1333).  D’autres encore s’en tiennent à des effets « magiques » de matière qu’ils cultivent avec une habileté ancestrale bien adaptée à leur nouveau médium (voir par ex. parmi nos artistes Nobuya Abe, Aiko Miyawaki ou encore Josaku Maeda).  Ces derniers nous proposent des pâtes plus ou moins hautes, très travaillées, aux effets lourds et souvent vifs en couleurs, qui ne sont pas sans rappeler les préoccupations purement décoratives des peintres de l’époque Momoyama (1573-1603).  Enfin, certains peintres qui pratiquent l’abstraction gestuelle, œuvrent vers un sens violemment expressionniste et créent de fait une véritable « action painting » japonaise (voir par ex. parmi nos artistes Tadashi Sugimata ou encore Kazuo Shiraga – artiste phare Gutaï qui se distingue très singulièrement en glissant littéralement sur la toile « avec ses pieds »).

Pour ce qui est plus largement des peintres japonais dits « de Paris » (voir par ex. parmi nos artistes Akira Kito, Jun Dobashi, Yuzuru Shoji, Akira Tanaka ou encore Chuta Kimura) – tous émigrés d’un pays où la tradition de la peinture est à la fois ancrée et raffinée – ils arrivent en France pour chercher à solidifier leur identité et héritage artistique tout en s’aventurant dans la « ville des lumières », capitale mondiale de l’art occidental à cette époque – à l’instar de ces nombreux peintres de l’ère Meiji (1868-1912) qui s’y étaient déjà rendus pour ultimement produire une peinture japonaise occidentalisée, le Yōga.  Beaucoup de ces remarquables artistes avant-gardistes – parfois même « libres » de toute affiliation à un mouvement artistique – remporteront de nombreux prix (nationaux et internationaux), parvenant ainsi à générer – sans complexe vis à vis des pionniers de l’abstraction lyrique en Europe ou de l’expressionisme abstrait en Amérique – une synthèse picturale unique et quasi parfaite qui mêle harmonieusement Orient et Occident. En raison de sa nature et de son caractère kaléidoscopique, l’art japonais de la deuxième moitié du XXème siècle a rarement fait l’objet d’expositions en dehors du Japon, hormis quelques grandes rétrospectives muséales (ex. MoMA de New York en 1966, Centre Pompidou de Paris en 1986 ou encore Musée Guggenheim de New York en 2013).  L’une des raisons pour lesquelles la plupart de ces expositions ont majoritairement été axées sur la période de l’après-guerre réside probablement dans le fait que, jusqu’à cette période, l’art japonais était plutôt facile à appréhender comme étant un simple prolongement voir un développement du contexte artistique occidental.  En cela, notre site ne se veut pas seulement être une introduction à l’art d’après-guerre d’un pays de l’Extrême-Orient.  Il cherche avant tout à contribuer à une meilleure compréhension et appréciation d’un art particulièrement original qui a été source d’influence et d’apport aux autres courants avant-gardistes internationaux.  En effet, si le Japon se trouve aujourd’hui en tête des nations développées – tandis que sa civilisation traditionnelle reste unanimement respectée et vivace malgré les catastrophes et l’érosion inévitable des influences externes – sa contribution à l’histoire de l’art du XXème siècle est, nous semble-t-il, bien trop méconnue à ce jour encore du grand public.  Nous cherchons donc ici à venir corriger cette flagrante et inacceptable injustice culturelle!